Les temps de la correspondance

On peut lire la correspondance d’après une grille thématique qui privilégie tel ou tel sujet suivant les intérêts de celui ou de celle qui l’interroge mais on peut aussi l’appréhender dans sa progression chronologique et en dégager les temps forts qui l’ont jalonnée. Un corpus qui s’étend sur plus d’un demi-siècle comporte forcément des réorganisations, des progressions, des changements de directions, liés à l’évolution intellectuelle et humaine du correspondant mais aussi au contexte social et culturel dans lequel il opère. Lue sous cette optique diachronique, la correspondance de Turrettini s’articule selon cinq temps forts : la formation académique (1681-1690), la découverte d’autres horizons spatiaux et culturels (1691-1693), la vie genevoise post-estudiantine (1694-1697), la maturité professionnelle et personnelle (1697-1726) et le temps du repli (1727-1737)[1]. Bien entendu, les frontières entre ces scansions sont loin d’être étanches : la formation se poursuivit lors du voyage d’études et après le retour à Genève ; l’entrée dans la carrière académique se fit par paliers ; l’initiative de fonder une famille intervint relativement tard ; des signes de découragement apparurent avant 1727 et ainsi de suite. Toutefois, malgré la perméabilité de temps souvent entrelacés, cette répartition chronologique demeure pertinente dans la mesure où elle répond à des étapes relativement bien profilées et circonscrites par des événements significatifs et documentés.

De cette progression du temps privé et public la correspondance est à la fois le témoin et l’architecte. Elle reflète les évolutions autant qu’elle fournit les matériaux pour les identifier. Sans elle, des pans entiers de la biographie de Turrettini seraient des contenants vidés de leur contenu : la formation se réduirait aux programmes de l’Académie au lieu de pouvoir être reconstituée dans toute la richesse des lectures complémentaires et autonomes faites par le jeune écolier et glanées au fil des lettres échangées avec ses condisciples et avec ses premiers maîtres. La peregrinatio, qui permit au jeune homme de sortir du giron familial, de fréquenter le monde conflictuel des Refuges, de faire les premiers pas dans la République des Lettres, de nouer des relations qui devaient devenir par la suite déterminantes, de nourrir la fascination pour le modèle anglais, se réduirait à un parcours géographique décharné sans les centaines de lettres que Turrettini échangea avec sa famille, dans un exercice parfois périlleux d’information et de dissimulation. Les années de la maturité mêmes, tout en étant les plus documentées, ne seraient appréhendées que par le biais des publications et des registres officiels : les stratégies mises en place pour faire avancer les projets réformateurs et les espoirs iréniques, les relations diplomatiques soigneusement choisies, les appuis internationaux discrètement sollicités resteraient du domaine de la pure spéculation au lieu d’être étayés de manière solide grâce à l’échange épistolaire. Enfin, quant à ce que j’ai appelé le temps du repli, il échapperait probablement à toute saisie historique : au faîte de sa notoriété internationale, sorte d’autorité morale du protestantisme modéré post-orthodoxe, le Turrettini des années 1730 paraît à première vue ressembler parfaitement au Turrettini de la maturité : même élan réformateur, mêmes convictions irénistes, même engagement théologique. Et pourtant, au travers de la correspondance, l’image se lézarde, laissant entrevoir un homme assombri par des déceptions répétées et douloureuses : déception d’un rêve d’unité protestante en faveur de laquelle il avait travaillé toute sa vie et dont les correspondants finirent par lui certifier la mort ; déception d’une paternité spirituelle après la disparition prématurée en 1727 de son cousin et collègue bien-aimé Samuel Turrettini ; déception d’une paternité biologique à la hauteur de la tradition familiale, une fois éteint l’espoir de voir son fils unique Marc poursuivre des études académiques accomplies ; déception enfin d’un idéal étatique aristocratique, mis à mal par les troubles genevois de 1734-1737, auxquels le système politique conservateur dont il avait toujours été partisan et qu’il considérait comme garant de l’ordre moral et religieux ne l’avait nullement préparé.

À travers ces temps, scandés par les échanges épistolaires, c’est donc une biographie qui se trouve, sinon réinventée, du moins sensiblement enrichie et nuancée ; mais une biographie profondément ancrée dans le temps historique – institutionnel, religieux, politique, culturel – qui s’égrène au fil des ans et qui se donne à voir par la médiation d’hommes et de femmes appartenant à des univers sociaux parfois très éloignés.

 

 


[1] Je renonce à quantifier la correspondance suivant les scansions chronologiques dans la mesure où il y a un nombre important de lettres non datées ou pour lesquelles on n’a pu que proposer une datation très approximative.