Introduction

La correspondance de Turrettini[1] représente un corpus remarquable pour au moins trois raisons : pour sa continuité et son étendue chronologique[2], pour sa variété[3] et pour la qualité exceptionnelle de l’information qu’elle véhicule. Spectateur et acteur pendant un bon demi- siècle de la vie culturelle et politique de sa république natale mais aussi de cette Europe trans-confessionnelle dans laquelle il évoluait avec aisance depuis sa jeunesse, Turrettini a pallié le manque de mobilité auquel le condamnait, entre autres, une santé défaillante par une intense activité épistolaire. N’ayant eu que très peu d’occasions de rencontrer même ses correspondants les plus assidus (comme Jean Le Clerc, Jean-Frédéric I Ostervald, Jean I Barbeyrac ou Samuel Werenfels), il a pu recréer, par l’intermédiaire de la lettre, les conditions aptes à favoriser sociabilité savante et amitié profonde, en tissant dans bien des cas des liens de complicité, voire d’intimité, qui confèrent aux échanges une qualité remarquable. Et non seulement parce que la correspondance, dépositaire de tous les espoirs, les soucis, les enthousiasmes, les déceptions d’une vie, se donne à lire comme un journal pluriel, mélange à la fois de spontanéité et de construction littéraire et diplomatique, mais aussi parce que c’est à travers ces milliers de lettres rythmées par le temps biographique et institutionnel que tout un pan de l’histoire religieuse et intellectuelle de l’Europe prend forme et se dévoile dans les recoins occultés par la mémoire officielle. La correspondance permet ainsi de prendre connaissance de l’avant et de l’après, de ce qui a constitué la condition de possibilité d’un ouvrage ou d’une initiative et de ce qui en a assuré le succès ou l’échec. Elle met au jour les coulisses destinées par définition à rester dans l’ombre, elle découvre les conflits qu’on soupçonnait et ceux qu’on ignorait, elle modifie sensiblement portraits et images stéréotypés. Et quand on sait que la pâte qu’elle travaille est, principalement, le protestantisme qui suit la Révocation de l’Édit de Nantes, ses débats idéologiques mais également les errances d’une diaspora souvent démunie et divisée, on se rend compte de l’importance d’une source dans laquelle alternent récits personnels et débats d’idées, luttes institutionnelles et vie matérielle, humanité anonyme et personnages célèbres.


[1] Sur la correspondance de Turrettini, voir M.-C. Pitassi et L. Bergon, « Jean-Alphonse Turrettini correspondant de l’Europe savante et ecclésiastique des débuts des Lumières », in J. Häseler et A. McKenna (éd.), La vie intellectuelle aux Refuges protestants, Paris, 1999, p.157-171 ; « Échos italiens à Genève au début du XVIIIe siècle : le cas de la correspondance de Jean-Alphonse Turrettini », in A. Kahan-Laginestra (éd.), Genève et l’Italie III. Études publiées à l’occasion du 80e anniversaire de la Société genevoise d’Études italiennes, Genève, 1999, p. 447-455 ; « Du fils de François au réformateur de Genève : genèse et développement de la correspondance de Jean-Alphonse Turrettini (1671-1737) », in Eadem, Jean-Alphonse Turrettini (1671-1737). Les temps et la culture intellectuelle d’un théologien éclairé, Paris, 2019, p. 103-113 ; « Les amours de jeunesse : échos cartésiens dans la correspondance du théologien Jean-Alphonse Turrettini (1671-1737) », in ibidem, p. 21-38.

[2] La première lettre qui a été conservée date du 2/12.11.1681, alors que Turrettini était âgé de dix ans, et la dernière du 29.4.1737, à savoir deux jours avant son décès (cf. lettres 1 et 4935). Bien que lacunaire comme la grande majorité des correspondances, soumises aux aléas de la conservation et de la transmission, et fort déséquilibrée dans le rapport entre lettres envoyées et lettres reçues (750 contre 4’240), le corpus épistolaire de Turrettini ne connaît pas de sauts chronologiques : beaucoup de lettres, notamment de Jean-Alphonse, se sont perdues mais les échanges conservés se suivent dans le temps de manière continue.

[3] Les lettres qui ont été conservées concernent à la fois la dimension publique de Turrettini et notamment son activité en tant que pasteur, professeur, savant, promoteur de la réunification des protestants, citoyen impliqué dans la vie politique de son temps, etc., et la sphère privée, celle  qui voit agir le fils, le neveu, le cousin, le père, l’ami mais aussi l’employeur, l’amateur de livres et de marchandises variées, l’homme d’affaires, le propriétaire foncier, etc. De ce point de vue elles représentent un corpus très varié qui permet de suivre l’évolution de Turrettini au fil du temps mais aussi l’imbrication de son parcours biographique avec les vicissitudes ecclésiastiques, culturelles et politiques de l’époque.