Une vie

La vie de Jean-Alphonse Turrettini, théologien réformé né à Genève en 1671 et mort dans la même ville en 1737, se prête mal aux récits événementiels. Turrettini ne quitta Genève qu’à deux reprises : lors du traditionnel voyage d’études, qui l’éloigna de la République de 1691 à 1693, et lors d’un bref déplacement aux confins de l’Helvétie en août-septembre 1699. Il partagea le reste du temps entre ses trois maisons, celle de Genève, et celles situées dans la campagne genevoise, à Saconnex (aujourd’hui un quartier de la ville nommé Petit-Saconnex) et à Satigny, où il se rendait à plusieurs reprises dans l’année, notamment en été et à l’occasion des vendanges.

Une carrière toute tracée

Sa carrière fut celle que son entourage proche et son réseau plus éloigné s’attendaient à ce qu’elle fût : orphelin en 1687 de François, une des figures marquantes de la vie académique et ecclésiastique genevoise de la seconde moitié du XVIIe siècle et représentant internationalement réputé de l’orthodoxie calviniste, il devait intégrer rapidement les rangs professoraux, en accédant à la chaire d’histoire ecclésiastique en mars 1697 et à celle de théologie en décembre 1705, après avoir exercé le ministère pastoral à l’Église italienne en 1694 et en ville de Genève dès 1696. Recteur de l’Académie de 1701 à 1711, il devint rapidement un personnage central de la vie religieuse, académique et civile de la République[1]. En épousant en 1708 Julie du Pan (1691-1752), de vingt ans sa cadette, Turrettini s’alliait avec une famille influente, dont les membres participaient activement à la vie politique genevoise depuis le XVIe siècle, puisque c’est en 1541 qu’on trouve la première présence de la famille au Petit Conseil, organe principal du pouvoir exécutif. Au XVIIIe siècle, les Du Pan fournirent pas moins de quatre syndics, dont le beau-père (Marc) et le beau-frère (Jean-Louis) de Turrettini, qui accédèrent à la syndicature respectivement en 1706 et en 1738[2].

Ainsi, sédentaire, convenue sur le plan professionnel et privé, attestée dans son déroulement par de multiples pièces officielles, sa vie déçoit le biographe sensible aux péripéties existentielles autant que le lecteur friand de personnages hauts en couleur.

L'intellectuel et le réformateur religieux

Et pourtant cette vie à l’apparence lisse, dépourvue de rebondissements majeurs et de ruptures dramatiques, fut d’une très grande richesse intellectuelle et connut des tensions publiques et personnelles qui, pour ne pas avoir été étalées au grand jour, n’en furent pas moins profondes. Il n'en aurait pas pu être autrement si l'on considère le rôle que Turrettini a joué dans l'Église genevoise, dans la Cité ainsi que sur la scène européenne. Influencé par l’enseignement de ses maîtres – Jean-Robert Chouet, grâce auquel il se familiarisa avec le cartésianisme, et Louis Tronchin, qui lui permit de se former à une théologie moins rigide sur le plan dogmatique – Turrettini fut au cœur de nombre des réformes qui s’enchaînèrent dans le premier tiers du XVIIIe siècle : l’abolition du Consensus helveticus, un formulaire de foi orthodoxe dont la signature était imposée depuis 1679 aux proposants et aux pasteurs ; un remaniement important de l’enseignement académique ainsi que du fonctionnement de sa bibliothèque ; le remplacement partiel, pendant la semaine, du culte traditionnel, par une autre forme liturgique moins centrée sur la prédication ; l’adoucissement enfin de certaines expressions de la liturgie du baptême, qui outraient une sensibilité anthropologique qui était désormais moins marquée par l’idée de la corruption humaine engendrée par le péché originel. Des réformes qui ne se firent pas sans conflits, l’aile conservatrice du pastorat genevois les considérant comme des écarts préjudiciables par rapport à la tradition réformée, mais que Turrettini parvint à imposer grâce à ses qualités diplomatiques et au renouveau progressif du corps pastoral. Cet élan réformateur, durablement associé au nom de Turrettini, devait susciter des réactions contrastées en Europe : méfiance de la part de plusieurs Églises du Refuge, pour qui le théologien mettait à mal l’identité réformée, bienveillance de la part des autorités anglicanes et luthériennes, qui appréciaient que Genève ait embrassé la voie d’une plus grande modération théologique. Et c’est du reste grâce au vaste réseau que Turrettini sut construire et entretenir avec des membres influents des autres Églises protestantes qu’il put devenir la cheville ouvrière d’un important projet irénique qui devait échouer mais auquel il consacra beaucoup d’efforts, œuvrant à la fois pour en définir les bases théologiques et pour en assurer les conditions de possibilité politiques[3].

Tensions politiques et familiales

Le personnage était cependant moins lisse de ce que ces lignes pourraient laisser entendre ; autant en effet il manifesta une grande ouverture sur le plan religieux, autant il embrassa sans réserve des positions rigidement conservatrices sur le plan social et politique. Solidaire du régime aristocratique contesté par la bourgeoisie lors des troubles des années 1730, il fut profondément affecté par la contestation virulente dont les magistrats firent l’objet, en particulier à partir de 1735. De même, sur le plan familial, ses relations complexes avec sa mère, Isabelle De Masse, une huguenote aux racines provençales, ainsi qu’avec son propre fils Marc, le seul de ses trois enfants qui ait atteint l’âge adulte, révèlent des traits de caractère que la face publique de son engagement et de son activité ne laissent pas facilement entrevoir. Pour appréhender la complexité du personnage, pour reconstituer les étapes de sa formation, pour saisir les enjeux des démarches officielles et des relations privées, la correspondance qu’il entretint pendant cinquante-six ans avec des interlocuteurs proches et lointains est un instrument irremplaçable à double titre : comme moyen unique pour arpenter un parcours existentiel dont l’importance dépasse les limites de l’expérience individuelle, mais aussi comme forme privilégiée pour cerner une époque-charnière, celle du déclin de l’orthodoxie réformée et de l’émergence de formes théologiques, institutionnelles, liturgiques et pastorales devant composer avec le nouveau climat intellectuel de la Frühaufklärung.

 

[1] Il n’existe pas de biographie récente de Turrettini ; cf., pour un premier aperçu, de nature toutefois fortement hagiographique, E. de Budé, Vie de J.-A. Turrettini, théologien genevois (1671- 1737), Lausanne, 1880. Sa pensée théologique et ses activités ont en revanche fait l’objet d’un certain nombre de travaux ; cf. M. Heyd, « Un rôle nouveau pour la science : Jean-Alphonse Turrettini et les débuts de la théologie naturelle à Genève », Revue de théologie et de philosophie, 112, 1980, p.25-42 ; M. I. Klauber, Between Reformed Scholasticism and Pan-Protestantism. Jean-Alphonse Turrettini (1671-1737) and Enlightened Orthodoxy at the Academy of Geneva, Selingrove, London et Toronto, 1994 ; M.-C. Pitassi, Jean-Alphonse Turrettini (1671-1737). Les temps et la culture intellectuelle d’un théologien éclairé, Paris, 2019.

[2] Cf. G. Favet, Les syndics de Genève au XVIIIe siècle. Étude du personnel politique de la République, Genève, 1998.

[3] Cf. G. Miegge, « Il problema degli articoli fondamentali nel Nubes Testium di Giovanni Alfonso Turrettini », dans Ginevra e l'Italia, éd. D. Cantimori, L. Firpo et al., Florence, G. C. Sansoni, 1959, p. 505-538 ; M. I. Klauber, « The Drive Toward Protestant Union in Early Eighteenth-Century Geneva: Jean-Alphonse Turrettini on the ‘Fundamental Articles’ of the Faith », Church History, LXI/3, 1992, p. 334-349 ; M.-C. Pitassi, « “Nonobstant ces petites différences” : enjeux et présupposés d’un projet d’union intra-protestante au début du XVIIIe siècle », in M.-C. Pitassi, Jean-Alphonse Turrettini, cit., p. 243-254. Nous signalons qu’une thèse de doctorat sur la notion de tolérance chez Turrettini est actuellement en préparation par Donna Delacoste, doctorante à l’Université de Lausanne.