Les personnes et les thèmes de la correspondance

Ces hommes et ces femmes sont en nombre considérable, certainement plus nombreux que ceux et celles qui ont pu être répertoriés, en raison notamment du nombre des anonymes[1]. Comme je l’ai déjà fait valoir, ils constituent un échantillon représentatif d’une humanité variée : des inconnus y côtoient des citoyens illustres de la République des Lettres, des hommes d’affaires croisent des réfugiés sans ressources, des personnalités politiques importantes donnent le relais à des pasteurs, des femmes spirituellement et matériellement démunies défilent avec d’autres, socialement et culturellement mieux loties. Les instruments informatiques actuels permettent sans problème de sérier de manière plus précise cet ensemble que différencient le genre, l’âge, le rang social, l’activité professionnelle, l’instruction ou la situation pécuniaire. Une telle étude aurait un intérêt certain mais elle excéderait les ambitions de cette présentation.

Il peut être néanmoins intéressant de relever que cet ensemble hétéroclite s’organise dans une pluralité de réseaux qui interagissent de manière différente. Il me semble qu’on peut en cerner au moins quatre. Il y a tout d’abord le réseau familial, le premier à se mettre en place, celui dans lequel Turrettini fit ses premiers pas d’épistolier. Réseau forcément de proximité, il joua un rôle de premier plan lors de la peregrinatio academica des années quatre-vingt-dix quand il permit au jeune voyageur de maintenir les contacts avec sa ville natale et à la parenté d’être informée de manière régulière sur sa vie matérielle, ses fréquentations intellectuelles et ses études. Peuplé d’abord de figures très proches – parmi les principales, la mère Isabelle, l’oncle Bénédict II, la tante Marie I, le cousin Barthélémy Micheli du Crest – il devait par la suite s’ouvrir à la parenté lointaine, à l’occasion notamment de questions d’héritage qui le firent entrer en relation avec des cousins établis à Berlin. Sans prétentions littéraires, axé sur la vie quotidienne et l’échange d’informations très souvent d’ordre matériel, ce réseau accompagna Turrettini tout au long de son existence, se renouvelant pour ainsi dire biologiquement au gré des disparitions et des naissances. Si les échanges concernent la plupart du temps une intimité dont la surface publique est très limitée, ils s’élèvent parfois au-dessus de la sphère purement familiale pour devenir le lieu où public et privé s’entrelacent.

Spécialement intéressantes sont de ce point de vue les lettres qui concernent les deux peregrinationes, celle de Jean-Alphonse en 1691-1693 et celle de son fils Marc en 1731-1732. La première, dont on garde heureusement tant les lettres envoyées depuis Genève que celles reçues par la famille, est l’occasion d’un échange très nourri qui en dit autant sur les pays visités que sur la ville natale : souvent longues, riches de toutes sortes de renseignements sur la sociabilité étrangère et locale, sur la vie culturelle et sur les conditions matérielles, elles offrent un aperçu très intéressant, non seulement de la manière dont pouvait se dérouler le voyage d’études d’un jeune homme fortuné et intellectuellement très prometteur, mais aussi de la vie au sein des Refuges, de l’enseignement dans les académies étrangères, des contacts avec les savants catholiques. À l’autre bout de la parabole, un déplacement analogue mais vu à travers les yeux d’un jeune homme qui, contrairement à son père, n’était promis à aucune carrière et devait justifier les moindres frais et gestes de ses séjours successifs. Dans les deux cas, pourtant très différents, le réseau de proximité offre l’occasion de dépasser une sociabilité purement familiale et de s’ouvrir à des réalités qui lui étaient étrangères. Les contacts noués, notamment pour ce qui est de Jean-Alphonse, devaient servir, dans beaucoup de cas, à alimenter de nouveaux échanges, parfois suggérés par la famille, parfois pratiqués à son insu.

C’est du reste grâce à la peregrinatio de 1691-1693 que Turrettini put constituer, à son retour à Genève, un deuxième réseau, celui des échanges érudits. Son voyage, en France notamment, l’avait mis en contact avec des savants en grande partie mais non exclusivement catholiques, avec qui il entretint par la suite une correspondance relativement régulière. Des hommes comme l’abbé de Longuerue, qui l’avait introduit à Paris à l’étude de l’arabe, Claude Nicaise, Nicolas Toinard, François Janiçon, l’abbé Bignon et Richard Simon faisaient partie de ce cercle voué avant tout à l’échange d’informations érudites et de services bibliographiques, exemplaire de l’idéal de la République des Lettres en raison de son caractère trans-confessionnel et savant. Si la correspondance avec le noyau originel se concentra surtout dans la dernière décennie du XVIIe siècle et au tout début du XVIIIe, ce qui s’explique, du moins en partie, par le fait que bon nombre de ces personnages, beaucoup plus âgés que Turrettini, devaient disparaître relativement tôt, il n’en demeure pas moins que de nouveaux membres furent enrôlés par la suite, tels Joachim Le Grand, Alexandre-Xavier Panel ou Jean Boivin. À la différence près que ce qui pouvait être à l’origine un réseau, nourri par les intérêts communs et les relations entretenues par les membres entre eux, indépendamment de Turrettini, devait s’épuiser avec les années, les nouveaux arrivants ne se connaissant pas entre eux et ne communiquant qu’avec le seul Genevois. Cette perte de vigueur et de dynamisme est imputable en grande partie aux nouvelles préoccupations de Turrettini, de plus en plus actif sur la scène ecclésiastique locale et internationale et par là moins disponible pour cultiver les anciennes passions érudites, assoupies même si elles n’étaient pas complètement éteintes, comme le montrent les achats des livres ou la collection de médailles, qu’il continua à enrichir au fil des ans.

Le relais devait être assuré par un nouveau réseau, le troisième, imposant par le nombre et la qualité de ses membres et identifié comme tel par un désir et par des projets de réforme religieuse. Adapter la liturgie aux changements de la sensibilité spirituelle et anthropologique, œuvrer pour une réunification des protestants affaiblis par leurs divisions confessionnelles, dépouiller la théologie réformée des restes scolastiques qui continuaient de l’encombrer, faire abolir des formulaires de foi aussi contraignants que la Formula Consensus[2], autant d’objectifs qui mobilisèrent pendant des décennies les énergies intellectuelles et organisatrices de Turrettini. Il serait toutefois incongru de penser que ces projets furent le fait d’un seul homme : ils ne purent germer, mûrir, voire se réaliser quand cela fut possible, que grâce à la convergence de plusieurs facteurs excédant de loin les individualités de ceux qui y travaillèrent. Il n’en demeure pas moins que ce fut autour de ces individualités que les initiatives réformatrices prirent forme et consistance et que ce fut grâce à leur interaction que les projets purent avancer et, pour certains d’entre eux, se concrétiser. La correspondance était dès lors le lieu par excellence où la collaboration trouvait les moyens de s’accomplir, où les stratégies étaient soigneusement élaborées, où les conseils étaient demandés et dispensés à travers une gamme de rapports allant de l’amitié intime entre pairs à la déférence envers les autorités étatiques. Piliers de ce réseau, des hommes comme le pasteur neuchâtelois Jean-Frédéric I Ostervald et le théologien bâlois Samuel Werenfels partagèrent avec Turrettini bien plus qu’un idéal réformateur : une quotidienneté de soucis personnels, d’engagements pastoraux, de réflexions théologiques, de plans stratégiques, de doutes spirituels que les lettres per- mirent de mettre en commun, abolissant ainsi l’éloignement géographique.

À ce noyau dur qui sut résister aux évolutions personnelles et aux meurtrissures de l’âge devaient s’ajouter des dizaines de personnages aux relations croisées, actifs, suivant les cas, sur le plan ecclésiastique, sur le plan académique, sur le plan politique ou sur les deux ou trois à la fois. Des hommes comme Jean Le Clerc, Jean I Barbeyrac, Gilbert I Burnet, William Wake, Daniel Ernst Jablonski, Ludwig Friedrich Bonet ou Barthélemy Barnaud, pour n’en citer que quelques-uns, participèrent à ce travail choral dont le but ultime était de redessiner les contours d’un protestantisme confronté à de nouveaux défis et à de nouvelles menaces. Il est évident que les nombreux correspondants qui étaient membres, éphémères ou permanents, de ce vaste ensemble, ne participaient pas tous aux mêmes chantiers et qu’un nombre important, en décalage chronologique ou social, n’eurent jamais le moindre contact entre eux. Mais la correspondance permet de suivre, quand elle ne le crée pas, le filet serré que Turrettini ourdit pour donner le plus de chances possible aux différents projets, en cherchant auprès des uns et des autres, tour à tour, une alliance, un conseil, une recommandation ou une protection.

Les mailles de ce même filet servirent également à tisser la trame du quatrième et dernier réseau, appuyé en grande partie sur le précédent mais ayant une autonomie et des protagonistes propres : le réseau caritatif. L’Europe qui défile dans la correspondance n’est en effet pas seulement celle des ecclésiastiques et des intellectuels voués à d’importantes œuvres de réforme ; c’est aussi celle, bien plus anonyme et meurtrie, des huguenots errant d’un lieu de refuge à un autre, des vaudois brimés et, malgré cela, incapables de dépasser leurs querelles intestines, des communautés de Transylvanie ou de Hongrie en butte à des politiques répressives, des Églises françaises éparpillées à la recherche de fonds et de soutiens. Porter secours à cette humanité nécessiteuse ne pouvait pas être l’affaire de seules générosités individuelles, il fallait que celles-ci fussent coordonnées et qu’elles trouvassent les relais politiques pour surmonter les nombreux obstacles auxquels elles se heurtaient. Si des hommes comme Wake furent constamment sollicités par Turrettini pour défendre la cause des Églises en détresse auprès des souverains anglais, d’autres intermédiaires bien moins influents, comme par exemple Auguste de Trey, Christoph Steiger et Jacob Perron, s’activèrent pendant des années pour solliciter et organiser l’aide.

Ces quatre ensembles permettent certainement de mieux visualiser les axes autour desquels est construite la correspondance et d’en mettre en évidence certains des protagonistes ; ils n’épuisent toutefois pas la richesse thématique et humaine d’un corpus qui serait appauvri si on voulait le réduire à des classifications trop rigides. Un nombre important de  correspondants n’est en effet assimilable ni à l’un ni à l’autre de ces réseaux : amis de jeunesse, élèves à la recherche d’un établissement, banquiers au services des intérêts financiers de la famille Turrettini, artisans locaux, hommes et femmes à la recherche d’une nouvelle identité confessionnelle ou d’un conseil pastoral, ils constituent une humanité bariolée qui, pour n’appartenir pas à un ensemble organiquement lié, ne fournit pas moins des éléments essentiels pour saisir la biographie de Turrettini et son univers mental et social.

 

 


[1] J’entends par anonymes les correspondants dont on ne possède ni identité civile ni fonction professionnelle ni parfois genre ; ce sont ceux-ci qui, pour des raisons évidentes, ne figurent pas dans l’inventaire par correspondants. En revanche sont répertoriés ceux et celles que nous n’avons pas pu identifier, bien qu’ils signent leurs lettres ou dont le nom figure dans celles envoyées par Turrettini.

[2] Formula Consensus Ecclesiarum helveticarum Reformatarum circa Doctrinam de Gratia universali et connexa, aliaque nonnulla capita, S.l.n.d. Il s’agit d’un formulaire de foi adopté en Suisse en 1675 et à Genève en 1679, à l’initiative de François Turrettini. Le formulaire réagissait avec vigueur contre les idées théologiques et exégétiques enseignées à l’Académie protestante de Saumur et la signature en était obligatoire pour les étudiants en théologie et les pasteurs. Voir F. Laplanche, Orthodoxie et prédication. L’œuvre d’Amyraut et la querelle de la grâce universelle, Paris, 1965 ; Idem, L’Écriture, le sacré et l’histoire : érudits et protestants français devant la Bible en France au XVIIe siècle, Amsterdam et Maarssen, 1986 ; F. P. van Stam, The Controversy over the Theology of Saumur, 1635-1650. Disrupting Debates among the Huguenots in complicatedCircumstances, Amsterdam et Maarssen, 1988.