Les raisons et le mode d’emploi de l’inventaire

Une correspondance d’une telle richesse qualitative et d’une telle continuité chronologique aurait mérité d’être publiée dans son intégralité. Y renoncer n’a pas été un choix délibéré mais plutôt une solution de compromis dictée par des considérations d’ordre pratique, tenant à la disproportion entre les forces requises pour une telle entreprise et les moyens qu’on pouvait raisonnablement espérer obtenir. C’est ainsi qu’est née, au début des années 1990, l’idée d’un inventaire critique, instrument qui ne pourrait jamais remplacer une édition critique mais dont on pouvait espérer qu’il constituerait un outil efficace pour les chercheurs. Une version imprimée de cet inventaire a été publiée en 2009 par les éditions Honoré Champion en six volumes sous le titre d’Inventaire critique de la correspondance de Jean-Alphonse Turrettini (avec la collaboration de Laurence Vial-Bergon, Pierre-Olivier Léchot et Éric-Olivier Lochard). Les objectifs scientifiques de l'ouvrage imprimé et de l'édition électronique demeurent les mêmes : 

  • essayer de reconstituer de la manière la plus complète possible l’ensemble de la correspondance, active et passive, de Turrettini[1].
  • inventorier le corpus ainsi réuni en fournissant au lecteur les descriptions matérielles classiques et toute autre information utile pour enrichir sa connaissance formelle de la source.
  • permettre un accès au contenu des documents en mesure de compenser tant soit peu le manque d’établissement textuel.
  • fournir des éléments – en particulier prosopographiques et bibliographiques – utiles à la compréhension du contexte social et intellectuel du corpus.

À ces objectifs, l'édition électronique en ajoute deux autres:

  • permettre une interrogation croisées des données
  • mettre à la disposition du public les images numériques des manuscrits.

Bref, dans cette entreprise où il s’agissait de conjurer l’absence de l’objet, à savoir la transcription textuelle, un modèle a orienté notre projet : l’Inventaire critique de la correspondance de Pierre Bayle qu’Élisabeth Labrousse a publié à Paris en 1961 et qui est exemplaire d’une manière différente de concevoir un genre par définition aride et codifié. Sachant conjuguer avec bonheur et rigueur technique heuristique et réflexion substantielle[2], É. Labrousse a fait la preuve qu’inventorier n’implique pas seulement ordonner et décrire un document dans sa matérialité mais peut également aboutir à un travail capable de restituer, dans les limites qui lui sont tout de même imposées, un contexte historique, des débats d’idées et une géographie de relations. S’inspirer d’un modèle ne signifie toutefois pas le suivre aveuglément ni en égaler les résultats ; si la conception de notre inventaire s’inspire, pour la forme, de celle que l’historienne française a donné au sien, dès le début des différences se sont imposées. Tout en représentant un corpus de dimensions considérables, la correspondance de Pierre Bayle ne compte, pour ainsi dire, que 1’642 lettres et 265 correspondants[3] identifiés contre respectivement 4’987 et 656[4] pour Turrettini, un décalage quantitatif qui n’est pas sans avoir des répercussions sur le degré d’approfondissement de certains détails. D’autre part, É. Labrousse a nourri depuis le début l’espoir et l’intention d’éditer la correspondance, même si le projet n’a commencé à prendre forme qu’une trentaine d’années plus tard (le premier volume a paru en 1999, l’année qui a précédé sa mort, et le dernier a été publié en 2017[5]). Dans le cas de l’inventaire de la correspondance de Turrettini, les dimensions du corpus ainsi que l’absence de tout projet d’édition à court ou à long terme, imposaient de s’écarter quelque peu du modèle et de chercher une voie susceptible de répondre à la fois à des critères de faisabilité et de lisibilité. Nous avons ainsi conçu un inventaire qui n’est pas un simple regeste mais qui fournit également des éléments qui permettent d’accéder au contenu des lettres. Celui-ci est rendu possible par le biais des résumés des lettres et de commentaires dans lequel sont discutées des questions d’identification ou de datation soulevées par les documents et grâce aux images numériques des manuscrits, qui seront progressivement publiées sur le site et qui constituent un enrichissement important par rapport à l’édition imprimée. Le choix de résumer chaque lettre est né de la volonté d’offrir au lecteur un accès au contenu de la correspondance, qui compense, ne serait-ce que très partiellement, l’absence du texte transcrit. Cependant, la difficulté de l’entreprise et sa vulnérabilité ont été évidentes depuis le début. La difficulté découle de l’exercice lui-même, confronté à l’art périlleux de restituer des pensées souvent allusives, des informations tronquées parce qu’en partie déjà connues des correspondants, des ambiguïtés discursives qui laissent ouverte l’interprétation. Bien entendu, ces problèmes hantent également les éditeurs de correspondances, à la différence près qu’ils mettent à la disposition du public le texte et qu’ils disposent d’un apparat critique où ils peuvent discuter leur lecture, mentionner les variantes éventuelles, étaler leurs doutes interprétatifs, des opérations que la forme même d’un inventaire rend difficilement praticables. Cet inconvénient de taille a pu être remédié en indiquant clairement entre crochets dans le résumé tout ce qui découlait de l’interprétation et en utilisant, avec parcimonie mais régulièrement, le commentaire comme le lieu approprié pour signaler les questions, les doutes, les hypothèses concernant l’identité du correspondant, la datation de la lettre, le rapport chronologique avec d’autres pièces du corpus, le sens de passages spécialement obscurs.

Pour réduire au maximum la part d’arbitraire liée aux critères de sélection et au caractère subjectif de la restitution, on a adopté un protocole de saisie à appliquer, dans la mesure du possible, à tous les résumés :

  • respecter scrupuleusement la disposition de la lettre, sans céder à la tentation de systématiser et de grouper les arguments 
  • ne pas tâcher de clarifier les passages obscurs et les restituer comme tels en signalant éventuellement entre crochet les difficultés de compréhension 
  • ne pas censurer certains points de la lettre en raison d’un manque supposé d’intérêt, sauf pour les salutations finales[6] et les formules de politesse, omises dans la grande majorité des cas 
  • résumer le contenu de la manière la plus fidèle possible, en signalant toujours par des guillemets les mots ou les passages recopiés comme tels.

Comme on peut facilement l’imaginer, un corpus de presque 5’000 lettres, de nature très différente, ne peut que mettre à rude épreuve tout protocole, parce que les cas litigieux sont multiples, parce que les exceptions se succèdent, parce que l’application littérale des règles énoncées risque dans plusieurs circonstances de pervertir l’esprit qui les anime. Deux cas de figure récurrents nous ont imposé de déroger au cadre méthodique :

  • les longues listes d’ouvrages dont certaines lettres (comme celles de l’abbé de Longuerue ou de Jean I Barbeyrac) sont remplies. L’énumération de l’abondante bibliographie transmise à Turrettini aurait en effet allongé démesurément le résumé et entravé sa lisibilité par la présence d’un nombre excessif de crochets ; on a dès lors préféré indiquer simplement les auteurs cités, confiant dans le fait que le lecteur désireux d’identifier les ouvrages les trouverait listés à la fin de la lettre.
  • le détail des affaires financières de Turrettini tel qu’il apparaît dans l’échange avec les correspondants chargés de gérer sa fortune à l’étranger (comme Pierre I Got à Amsterdam et Jean de Rossières à Londres) et présentés souvent sous forme de comptes et d’alignement de chiffres. Il a paru suffire d’en signaler la présence dans le résumé, de manière à ce que ceux et celles qui seraient intéressés par ce sujet sachent où le trouver dans le manuscrit.

On trouvera également sur le site, pour chaque correspondant, une notice bio-bibliographique dont la longueur est inversement proportionnelle à la réputation du correspondant, suivie de l’indication des numéros d’inventaire et des dates des lettres dont ils sont les expéditeurs et/ou les destinataires[7]. Le profil dessiné intègre évidemment les données saillantes de la vie des correspondants, mais il est tracé le regard tourné vers Turrettini et sa correspondance. Les notices ont été conçues non seulement pour fournir les informations essentielles permettant de situer dans le temps et dans l’espace des hommes et des femmes dont la plupart étaient dépourvus de toute surface publique, mais aussi pour montrer, dans la limite du possible, les relations qu’ils entretenaient entre eux ou l’isolement par rapport au reste des correspondants.

Certes, comme dans toutes les correspondances, les cas douteux sont très nombreux, tant les indications fournies par les lettres sont souvent ambiguës, tronquées, voire erronées ; dans les éditions critiques les notes permettent de faire le point sur la situation, de formuler les différentes hypothèses d’identification, d’indiquer celles qui sont plus probables, bref de détailler la recherche effectuée et d’évaluer ses résultats. Ne disposant pas d’un tel apparat, on a choisi la solution de faire suivre les identifications incertaines par un point d’interrogation, qui a l’avantage d’être économique mais qui ne permet pas d’expliciter le problème ni de donner les raisons du choix proposé. Même avec ces limites, qui sont celles d’un instrument qui ne dispose par définition pas des mêmes possibilités que celles offertes par le travail classique d’édition, le système d’identification proposé remplit de manière fiable sa mission.

 

 


[1]Les seules lettres qui n’ont pas été incluses dans l’inventaire sont celles que Turrettini a écrites au nom de la Compagnie des pasteurs ; les rares exceptions à cette règle sont dues soit à l’importance particulière du document soit au fait que la lettre, tout en émanant de l’institution, est suscitée par l’initiative ou par des contacts du Genevois.

[2] Voir M.-C. Pitassi, « En souvenir d’Élisabeth Labrousse », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 147, 2001, avril-juin, p.186.

[3] Je signale ces chiffres non pas pour amoindrir le travail tout à fait considérable fourni par É. Labrousse, travail d’autant plus impressionnant qu’il a été mené à une époque où les instruments électroniques étaient encore inconnus – mais pour souligner la différence ne serait-ce que matérielle entre les deux corpus.

[4] Ce chiffre appelle deux remarques. La première concerne le décalage d’une unité entre le total susmentionné et la dernière lettre inventoriée qui porte le n. 4986 ; cela est dû au fait que nous avons pris connaissance de l’existence d’une lettre très tardivement et lui avons assigné le même chiffre qu’à celle qui la précède chronologiquement, augmenté de deux astérisques (voir l. 3262 et 3262**). La deuxième remarque porte sur le fait qu’à ce chiffre il faut ajouter 8 lettres dont l’appartenance à la correspondance de Turrettini nous a paru problématique et que nous avons préféré répertorier hors inventaire.

[5] Correspondance de Pierre Bayle, publiée et annotée par É. Labrousse, A. McKenna et al., Oxford, 1999-2017,  15 vol. Une publication online en libre accès est actuellement en cours à l’adresse suivant : http://bayle-correspondance.univ-st-etienne.fr/

[6] Il est important de se rappeler que les résumés ne mentionnent pas toutes les personnes citées dans les lettres, en particulier celles qui figurent dans les salutations. Ces personnes sont en revanche répertoriées dans a liste des noms propres que le lecteur peut trouver à la fin du résumé de chaque lettre.

[7] Les personnages que nous n’avons pas pu identifier mais dont on possède soit le nom, soit le nom et le prénom, sont également signalés. Dans les cas où les correspondants sont des communautés ecclésiales ou des institutions politiques, nous nous sommes limitée à en indiquer la dénomination, suivie des numéros de classement et des dates.